Nicotines: Le refoulement – 1

10 novembre 2013

Nicotines: Le refoulement – 1

14  Janvier 2011

 

   18h. Un  hôpital. J’y suis avec des amis. Un couvre-feu est annoncé. On ne peut pas rentrer. Nous sommes bloqués ici.  Dehors, des bruits, des coups, des hurlements.

   La salle d’attente de l’hôpital est pleine. Une amie à nous avait eu un malaise, une heure au paravent, lorsqu’on rentrait d’une manifestation. Tout le monde est affolé. Des jeunes filles crient. Ça me fait un peu mal à la tête. Plusieurs corps, évanouis ou abîmés, attendent des soins. Je me trouve dans la salle d’attente. Je n’attends rien. Je veux rentrer. Je ne le peux pas. Ma mère pense que je suis chez Fonna. Non, je  ne le suis pas.

   Dehors. Toujours le même bruit. Une infirmière vient vers nous : «  Vous n’avez pas le droit de rester ici ». On ne répond pas. Elle insiste. Marla lui répond : « Vous êtes au courant qu’il y a un couvre-feu ? Si on sort, on meurt ». L’infirmière ne dit rien. Elle nous quitte.

   Trois heures se sont écoulées. Nous sommes enfermés, avec d’autres personnes dans une pièce un peu trop lugubre. Au milieu, une table vide. Nous avons faim. Il n y a rien à manger. La faim insiste. Le manque insiste aussi. Il faut attendre le soleil pour pouvoir rentrer. Notre amie va bien, très bien même. Elle rôde autour des chambres des malades, cherchant quelque chose à manger…Des hurlements. Des hurlements. La voix d’un homme. Il crie encore. On n’arrive pas à décoder ce qu’il dit. Les cris augmentent. Affolé. « Pourquoi ? » Je ne comprends rien. Pourquoi demande-t-il pourquoi ? La pièce où on se trouve est silencieuse. Chacun, seul, suit les cris de cet homme. Une virilité en pleur. Le son disparaît. On respire… Le silence est plus humain.

   J’ai envie de fumer. Je sors avec Fonna. Marla nous rejoint. Nous sommes tous les trois dehors, seuls. On fume en silence. Marla pleure discrètement. Je la vois. Ma main part vers elle. A l’intérieur, tout le monde est accroché à son téléphone. Quelqu’un appelle une mère, l’autre une sœur, une autre appelle un ami. Mes amis rentrent. Je reste seul. Il faut se dégourdir les jambes. Je commence une marche. Je regarde mes pieds. Un coup dans la tête. Va-t-il bien ? Ma marche accélère. Je ne contrôle plus le pas. On dit que chez lui les affrontements étaient plus violents, meurtriers. Je sais qu’il était dans la grande manifestation. Plusieurs amis étaient certainement dans la même manifestation que lui. Je ne pense qu’à lui. La pensée unique à un être inconnu me torture. Mes amis ne le connaissent pas. Impossibilité de partager mon inquiétude avec eux. Je la vis seul, muette. Il y a sûrement une autre personne qui serait plus inquiète que moi. Non. Fausse route : elle aurait dû sûrement l’appeler pour prendre de ses nouvelles. Elle l’aurait fait aisément. C’est peut-être lui-même qui l’aurait appelé  pour la rassurer. Moi, je ne l’ai pas fait.  Maintenant, cette autre personne est tranquille, avec lui ou bien effondrée en larme. Elle sait quelque chose. Elle n’est pas dans l’ignorance totale. Moi, je ne sais rien. Je suis le seul au monde à être inquiet pour lui.

   Et s’il était mort ? Que faire ? Devrais-je être triste ? Sentirais-je la peine de sa mort ? Après tout, je ne le connais pas. Ici, il y aurait des morts inconnus. Je n’ai presque rien senti.

   Un homme arrive. Le corps d’une femme entre ses mains. Il crie. Je reconnais la voix. C’est l’homme de toute à l’heure. Le corps qu’il porte n’est pas esquinté. Sa voix devient encore plus tenace. Je vois ses cris sortir de sa bouche. Des gens viennent. Ils prennent le corps. Quelques minutes après : « Elle est morte » dit une infirmière.

   La virilité s’effondre.

   Les cris se propagent. Ce ne sont plus des cris humains. Non. Son hurlement butte sur mon corps. De loin, Marla est en larme. L’homme est maintenant par terre. Personne n’ose l’approcher. On le laisse se vider. Sa douleur sort en larmes, en cris, en coups de poing. La révolte  n’est plus dans la rue. Elle est là, par terre.  Elle est mugissements, beuglements. L’idée de penser à l’Autre me parait d’une obscénité insensible. Je prends mon téléphone, j’appelle ma mère…

                                                                                                                    *                      *                      *

   8h. le couvre-feu prend fin. On peut rentrer. Dans la rue. Vide. D’habitude, cet endroit à cette heure-ci est surchargé de voitures et de personnes. Ce matin, rien de tout cela. Une tranquillité étrange. On avance silencieusement, chacun enfoui dans je ne sais quelle pensée. Moi, je ne réfléchis pas. Je ne pense à rien. Je crois l’avoir trop fait la veille. J’erre dans la rue, portant la faim dans mon ventre. Il fait un peu bon. L’indécence revient. L’ordurière pensée à l’Autre reprend les commandes du cerveau. Cela m’écœure. Sentirait-il l’étrangeté que j’éprouve de ce matin ? Serait-il maintenant allongé sur son lit, sur le lit d’un hôpital ou dans une chambre froide ? Bizarrement, contrairement à l’habitude, le corps de l’Autre se dessine avec toute sa clarté dans mon fantasme. J’aperçois le moindre détail. Je commence à avoir mal à la tête. L’image ne me quitte pas. Fantasme pathétique, alimenté certainement par les scènes de la veille.

   Chez moi. Je veux me reposer. Je m’allonge sur mon lit. Belle sensation de réaliser l’importance des choses quotidiennes, sans importance : j’ai un lit. J’y suis. J’ouvre mon ordinateur. Pour la première fois, je sais consciemment pourquoi ouvrir l’appareil : l’étranger. Je le cherche. Je ne le trouve pas. Le serveur de communication ne mentionne pas que l’Autre est en train de jouer. Ce n’est certainement pas le temps de jouer. Il serait probablement en famille, entouré de ses proches. Ou bien il dormirait encore. Il a son propre lit. il n’y serait peut-être pas seul…Quelqu’un d’autre le couvrirait de chaleur humaine en ce mois glacial… Il serait peut-être aussi dans la chambre froide. Cette idée est coincée dans ma tête. Je ne peux pas l’extraire. Il faut couper l’infatigable inquiétude. Je prends mon téléphone. Ça sonne.

 « – bonjour ! Tu vas bien ?

 – oui, oui. Et toi ?

oui, très bien. Hier j’ai passé la nuit aux urgences… Non, rien de grave. Et toi, tout le monde va bien ?

 – Oui. On a eu peur hier soir, mais ça va. Rien de grave à signaler

   Je raccroche. C’était un ami, le seul à connaître l’Autre. Ils sont proches. Mon ami n’a pas mentionné son prénom. Il a dit que tout allait bien. Rien de dramatique à mentionner. Il n’a pas parlé d’hôpital, ni de chambre froide.

   Il n y a pas de raisons de s’inquiéter, apparemment. Je dors.

   Le soir. 22h. je suis encore devant mon ordinateur. Je suis l’actualité. Un son. Le prénom de l’Autre apparaît. Il est là. Un déluge interne est senti. Des picotements traversent mon dos. Je tiens une évidence heureuse : il n’est pas mort pendant la révolution.

@Rawand Ben Mansour

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